Anne-Marie Sicotte
C’était l’été 2020. J’étais dans mon bureau au sous-sol de ma maison, à Saint-Bruno, province de Québec, en train de lutter contre le découragement. Nous venions de vivre une première crise sanitaire et je trouvais ma solitude d’autrice lourde à porter dans le contexte d’éloignement social et de méfiance qu’il fallait, à en croire nos gouvernements, impérativement cultiver. Contrairement à ce que mon choix d’une vie d’écriture pourrait donner à penser, je suis une personne sociable et j’aime les dynamiques de groupe. Depuis très longtemps, mon métier consiste à faire enquête : sur moi-même d’abord, afin de mieux comprendre les rouages de ma personnalité et de réparer certaines blessures d’enfance; sur diverses personnes ensuite, dont j’ai écrit la biographie.
Quand je fais un travail de recherche historique, j’enquête également sur des sociétés entières, qui sont des regroupements d’êtres humains. L’être humain me fascine : ses forces et ses faiblesses, sa psyché fascinante et surtout sa vive sensibilité, qui pour moi est l’essence de son être, mais qui, trop souvent, est une essence maltraitée, blessée. Je tâche, d’un côté, de comprendre ce qui nous rassemble tous et toutes, de comprendre l’essence de notre expérience commune en matière d’émotions et de sensations, d’attributs et de capacités, de besoins et de partages. De l’autre côté, je cherche à débusquer l’impact du carcan social au fil de la vie humaine.
Donc, j’étais plutôt triste cet été-là, j’avais peur des conséquences de l’hystérie pandémique sur notre plaisir à vivre ensemble, à s’aimer et à se confronter. Il fallait que j’aille prendre l’air. Faire le tour de mon jardin, ce n’était plus suffisant, d’autant que je commençais à trop bien le connaître. Il y avait des années que je jonglais avec l’idée de postuler pour une résidence d’écrivain. Jusque-là, je ne m’étais pas donné cette permission. Je ne pouvais partir avant que mes enfants soient grands; ensuite, j’ai été prisonnière d’un projet d’écriture qui aurait exigé que je transporte beaucoup trop de documentation. Or, je voulais voyager léger. J’ai effectué quelques recherches et la Bavière m’est apparue comme un excellent choix. J’ai passablement voyagé dans ma vie, mais je n’y étais encore jamais venue. Il était temps que je défie l’image figée que j’en avais à cause des innombrables documentaires consacrés à Adolf Hitler : la patrie d’origine et le repaire d’un tyran.
L’Oberpfälzer Künstlerhaus me fournit les deux ingrédients indispensables pour que je puisse plonger profondément dans l’histoire que je veux raconter, explorer de nouveaux territoires et même nager dans les eaux parfois troubles des émotions fortes et des côtés sombres de l’être humain. Ces deux ingrédients sont le calme et le temps.
Ici, je viens poursuivre un projet de roman centré autour d’une femme ayant vraiment existé : Catherine Quévillon, née en 1686 en Nouvelle-France. Tout d’abord, elle a eu quatre époux successifs; cette expérience féminine, commune à l’époque mais méconnue, a suscité en moi un premier élan d’intérêt. J’ai appris ensuite que Catherine avait été captive des Iroquois en même temps que sa mère et sa sœur pendant quelques années. Or, en fouillant, j’ai réalisé que ces « échanges culturels » ont été nombreux, en particulier du côté des femmes. Le phénomène des séjours de captivité parmi les nations amérindiennes est très mal rapporté par le récit historique du Québec, centré sur les jésuites martyrisés et brûlés, sur une violence autochtone autant débridée que barbare.
J’ai surnommé mon héroïne « Catherine aux cinq maris », car il est possible qu’elle ait eu un premier conjoint iroquois, avec lequel elle aurait eu un enfant. Sa très longue vie – 95 ans – me permet d’explorer à fond l’impact de sa captivité sur sa personnalité : l’empreinte de la culture métissée, les notions de migration et d’intégration, d’adaptation sociale et culturelle. Le rôle des femmes et leur rapport au pouvoir politique est l’un de mes principaux champs d’intérêt. Comment Catherine vit-elle le passage d’une société plus égalitaire à une société misogyne? En sa compagnie, je vais suivre la destinée d’un Nouveau-Monde revendiqué par des empires européens; ce qui signifie, pour Catherine, une série de renoncements à mesure que la civilisation occidentale s’incruste en valorisant l’enrichissement, la propriété privée et la puissance masculine.
Anne-Marie Sicotte
8 avril 2022
Extrait de mon travail en cours:
La jeune mère, assise le dos bien droit, se couvre les épaules d’un drap usé qu’elle drape autour d’elle. Remplie d’aise, elle exhale un long respir. Elle aussi se sent comme dans un cocon, non seulement à cause du drap, mais du village au grand complet. Son village est comme un organisme vivant dont l’enveloppe extérieure est une protection parfaite contre l’adversité, un génie bienfaisant qui l’accueille en son sein avec mission de la couver jusqu’à la fin des temps. Dehors, le vaste monde comporte de multiples dangers; mais dedans, tout est fait pour assurer le bien-être de chaque être humain ayant trouvé sa place au sein d’un clan.
Un éclat lointain de voix féminines parvient à Catherine, un échange d’invectives qui la ramène sur Terre et lui fait pousser, cette fois-ci, un lent soupir d’exaspération. Le bien-être est devenu plus difficile. Avant, il suffisait de faire appel à plus sage que soi. Il suffisait de partager son malaise pour que toute la communauté, ou quasiment, se mette en frais de trouver une solution. Un rêve dérangeant, une convoitise inassouvie, une contrainte inutile, une maladie prolongée : rien n’était plus important, dès lors, que de se mobiliser pour y apporter remède. Il y avait des solutions simples, comme chercher à satisfaire le besoin exprimé, offrir réparation ou chasser le mauvais sort par des harangues, des cadeaux ou l’intervention d’un shaman. Mais les forces malfaisantes, celles que Catherine a perçues dès son âge le plus tendre, semblent gagner en force. Oh! Comme c’était bon, aujourd’hui, d’oublier la guerre!